Le zéro et l'infini (A.Koestler)

Ce livre est caractéristique à plusieurs titres, d’abord à un titre historique il nous raconte par le détail comment Staline se débarrassait des anciens qui risquaient d’obscurcir son aura, ce que l’on a appelé les purges staliniennes, ensuite, comment un individu injustement enfermé réagit, sachant que sa fin est inéluctable, c'est sa mort.

Je pense que l’on peut distinguer trois parties une première imbriquée avec la deuxième où le condamné raconte sa vie à son premier juge durant son interrogatoire, et une troisième où l’interrogateur change. 

Roubachov est l'un des premiers bolchéviques, compagnon de Lénine, Trotski et Staline et de ce fait, il participe comme il le dit à l’éducation des masses , qui ne doit laisser aucune emprise à la liberté individuelle au risque de démotiver le peuple en lui montrant qu’il existe une autre voie que le collectivisme, un bien pour tous. A. Koestler ne rend pas à mon sens Roubachov véritablement convaincant quand, au début du livre il lui fait parler de ses convictions, Roubachov, raconte détaché comment il a du sacrifier au nom du parti des personnes qui lui étaient chères, comme sa secrétaire avec laquelle il entretenait des relations amoureuses ainsi que divers activistes qui avaient eu le malheur de prendre des initiatives non approuvées par le parti.

                                         

Roubachov se comporte à ce moment de sa vie comme un véritable suppôt du pouvoir, sans tristesse ni remords pour les crimes qu’il commet. Il est maintenant en prison, et il n’est pas fondalement important pour lui de savoir pourquoi, bien sûr il le suppose mais ce n’est pas clair dans son esprit. Il raconte son arrestation par la police secrète (le NKVD), son arrivée à la prison, sans manifester ni peur ni  colère. Ceci est terrifiant, car il avait en tête que ce qu’il faisait aux autres, il pouvait le subir lui-même, et que somme toute, dans sa logique partisane, il faisait partie d’un groupe où il ne pouvait même ne pas décider de sa vie ou de sa mort.

Cette notion de parti fait peur, d’une part par sa froideur et son manque d’humanité mais aussi à cause de l’identité qu’il représente à lui tout seul, comme un ordinateur qui serait doué de raison, le parti commande, le parti décide, mais tout ceci est irréel car à part le N°1 (Staline) personne ne se réclame d’aucune décision; au contraire celui qui prend des décisions doit les prendre au nom du parti et approuvées par le parti sans jamais savoir qui approuve.

Dans le système qui nous est décrit par A.Koestler, le but ultime est de faire plaisir à son supérieur dans le but de sa consécration au parti et tout cela en cascade. D’ailleurs, Ivanov (premier interrogateur et ancien compagon d'arme, ami de Roubachov) explique que les exactions, mensonges, laxismes de Roubachov ne sont que des « Fictions grammaticales » à partir du moment où elles sont causées à la demande et pour le parti, il n’y a donc pas de remords à avoir. Si remords il y a, ce sont des "dérapages répréhensibles". La violence est immanente et tant que le peuple n’aura définitivement compris la ligne du parti, la violence sera inéluctable mais pas définitive !!

                                           

Roubachov, aux prises avec lui-même, commence à douter et passe du "nous" narratif au "je" plus personnel, ceci à cause de la perversité d’Ivanov qui lui apporte des réponses à ses questions. Pour un paysan russe des années 1930 le mot bourgeois correspond plus à une insulte qu’à un statut, il ignore complètement ce que peut-être un bourgeois, à la grande différence de Roubachov et d’Ivanov qui eux le savent. Ivanov peut donc interpréter les états d’âme de Roubachov. Ceci va donc conduire Ivanov à demander des aveux écrits à Roubachov, dont la sanction sera dit-il minime. Mais quels aveux, car Roubachov a toujours agit sur ordre du parti sa jamais galvauder sa cause, ces aveux, seront donc des aveux de crimes fictifs.

                                          

Roubachov, convaincu, rédige ses aveux, les remet et soudain voit apparaître un nouvel interrogateur Gletkine.

Celui-ci à la surprise de Roubachov lui déclare qu’il sera son nouveau juge d’instruction, son ancien juge, ayant été évincé et probablement passé par les armes pour sensiblerie avec ce dernier. Alors là, tout change, Gletkine est un véritable apparatchik né en 1917 donc n’ayant pas vécu la révolution. Il est froid et glacial et, énonce à Roubachov les neufs chefs d’accusation dont celui-ci aura à répondre. Il est clair que ces accusations sont purement fictives comme la tentative d’assassinat du N°1. Pour Gletkine, il n’est pas important de savoir si Roubachov est coupable, il l’est par définition, et il va user de moyens psychologiques durs et modernes à cette époque pour arriver à le prouver.

Manque de sommeil, manque de nourriture, lumière crue dans la salle d’interrogatoire, Roubachov évidemment craque et va signer ses aveux fictifs qui vont le condamner à mort après un simulacre de procès.

A partir de ce moment-là, il est intéressant d’écouter l’argumentaire de Gletkine qui n’est pas sans rappeler celui de Roubachov au début de son interrogatoire par Ivanov. Il est fondamental que Roubachov reconnaisse ses crimes, car cela doit renforcer le parti et aider à la victoire finale du socialisme. L’éducation des masses passe par des explications simples pour des processus difficiles et dès lors que l’on distingue des héros de la patrie de tous ordres. Il faut expliquer que l’échec est la faute des saboteurs quels qu’ils soient.  Ensuite, une fois que le socialisme aura triomphé, l’on s’apercevra que ces accusations étaient fausses et Roubachov sera réhabilité. Enfin peut-être dit Gletkine...

                                      

Le zéro vous l’aurez compris, c’est l’homme et l’infini, c’est la doctrine, le parti, monstre glacial. Le plus triste et le plus immoral est que l’on retrouve le zéro et l’infini dans toutes les dictatures et non pas seulement dans les dictatures prolétariennes. Staline s’était alors démarqué de la ligne léliniste pure en purgeant son entourage des vieux compagnons qui risquaient de lui montrer que le culte de la personnalité était une déviance du vrai marxisme.

Dès qu’il y a une notion de pouvoir à exercer, et cela est valable pour tout homme et toute chose, les valeurs humaines sont dévoyées au bénéfice du vainqueur. Toutes les dictatures sont bâties selon le même format, qu’elles soient plus ou moins sanguinaires, la valeur de l’homme ne compte plus devant l'autorité, l’ami d’hier devient l’ennemi d’aujourd’hui et nous sommes tous des zéros face à l’infini du dictat. Les prisonniers politiques de toutes sortes sont condamnés à épouser les thèses de ceux qui les ont emprisonnés ou kidnappés, la conviction des dominants doit être la ligne de pensée de  tous et le politiquement correct dépend avant tout de l’analyse de ceux-ci.

                              

L’homme est un loup pour l’homme et pour le parti, la fin justifie les moyens. Penser devient interdit dès lors que l’on ne suit pas la ligne définie, la démocratie trouve son aboutissement dans la dictature et les faibles dans la mort.

A.Koestler dont la vie fut le contraire d’un long fleuve tranquille se suicidera en1983 et l’analyse psychologique du militant qu’il fait dans le « Zéro et l’infini » est toujours d’actualité. Il suffit de voir le principe autour duquel les dictatures actuelles s’articulent y compris d’ailleurs tous les mouvements de pensée extrémistes pour se rendre compte que rien n’a changé. L’organisation politique est toujours la même centrée autour d’une idée, philosophie, incarnée par un homme ou un petit groupe d’élus. L’histoire nous montre que dans notre monde actuel, une dictature ne peut-être pérenne, un jour où l’autre elle explose pour faire place à la démocratie qui un jour où l’autre explosera à son tour pour refaire une place à la dictature comme dans un cycle infernal  que l’homme ne peut maîtriser.

 

                                   

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