Nuit et Brouillard
Le train s’arrêta dans un grincement de freins et des volutes de fumée nauséabonde enveloppèrent les wagons comme un présage funeste d’un brouillard mortel.
Ils n’entendaient que les chiens aboyer et les ordres hurlés par quelques suppôts de l’autorité qui déjà les inquiétaient. Enfin les portes des wagons s’ouvrirent dans un lent glissement bloquées çà et là par le gel, et ils ne purent voir ce qu’ils avaient entendu, car l’obscurité blafarde les empêchait de distinguer les hommes, transformés en ombres fantomatiques s’agitant comme des pantins cruels. Les portes des wagons à bestiaux ouvertes, ils descendirent avec leurs pauvres affaires dans des valises déchirées par la promiscuité qu’ils avaient vécu pendant le long trajet de leur voyage. Ils dérapèrent, tombèrent dans la neige pour se faire relever à coup de crosses de fusil afin de se regrouper en une file informe où même les enfants agrippés à la main de leur mère ne pouvaient pleurer terrorisés par le silence démoniaque qui régnait dehors.
On sépara alors les hommes des couples et les larmes versées par tant de familles brisées ne suffirent pas à émouvoir ces soldats de plomb gesticulant en criant des ordres que la plupart ne comprenaient pas. Ce n’était d’ailleurs pas nécessaire car déjà le groupe disparaissait vers une destination ou « le travail rendait libre ».
On les fit se dévêtir, nus dans le froid et la neige, leurs vêtements empilés en un tas informe qui plus tard feraient le plaisir de la récupération mesquine des loups au pelage fatigué. Ils se regroupèrent alors en quadrilatère parfait afin d’être comptés et de leur montrer leurs baraquements qui n’avaient d’abris que de nom, et dont un chien n’aurait voulu comme niche. La paille pouilleuses qui devait théoriquement leur servir de paillasse était envahie par les insectes vivant de la crasse et de la misère humaine. Tant d’incompréhension brutale terrassa les plus faibles qui furent emmenés en un lieu dont on ne revient pas. On leur marqua ensuite leur dépendance en les tatouant comme les animaux qu’ils étaient devenus, ombres d’eux même sans plus aucun repère que celui d’une fin probable. Le travail épuisant auquel ils étaient condamnés les minait engendrant des carences qui allaient bientôt les transformer en épaves rachitiques, image réaliste de cadavres vivants.
Tous les matins, on ramassait ces pauvres corps décharnés morts de n’avoir pu survivre dans un environnement dont ils étaient bannis il y a longtemps déjà. On les entassait à la porte de ces immondes brûleurs qui fonctionnaient en ronflant comme des machines sataniques et dont se dégageait une fumée noire et épaisse à l’odeur de chair brulée. C’était le prix à payer afin d’alimenter toujours ces fours qui ne servaient à rien sinon à montrer aux tortionnaires que la victoire sur le faible est toujours une victoire.
Les jours se passaient où la détresse humaine alliée à la perversion des seigneurs de ce nouvel âge, transformaient l’esprit en un instinct bestial dont la seule fonction était de survivre dans un environnement hostile. Ce monde de désespoir avait un côté surréaliste qui distinguait pour une fois, le bien et le mal. Chacun de ces pauvres hères, condamnés à la vie et à la mort ne savait plus où se situait la frontière du néant. L’instinct de survie disparaissait peu à peu, et la fin inéluctable devenait une terre promise vers un lieu où du moins, l’on ne souffrirait plus.
Ravensbrück, Birkenau, Auschwitz, tant de noms dantesques et ignobles laissés à la mémoire populaire. Tant de femmes et d’enfants laissés pour compte à la barbarie. L’humiliation et la souffrance étaient les seules denrées dont se nourrissaient ces damnés de la terre. Les faibles et les enfants étaient directement conduits dans ces lieux qu’ils appelaient usine et qui n’étaient qu’un court cheminement jusqu’à ces fours ignobles. Les femmes rassurées par des paroles lénifiantes marchaient d’un pas décidés vers leur destin ainsi que leurs enfants qui jouaient encore entre eux pour la dernière fois.
Morts, dans ces douches empoisonnées, ils étaient jetés aux autres vivants pour les dépouiller de leurs biens les plus intimes qui enrichiraient leurs tortionnaires. Néanmoins le sort de certaines était encore plus abject car elles n’avaient d’autre choix que de servir de courtisanes esclaves à des maîtres qui ne cherchaient qu’à assouvir leur désir bestial auprès de morts vivantes.
Les survivants travaillaient, mais le travail qui leur était demandé n’était qu’un travail qui devait les conduire à l’épuisement en quelques mois et, à rejoindre les cohortes de squelettes qui n’avaient pu être brulés. Ils ne savaient pas encore qu’ils participaient au plus grand génocide du vingtième siècle. Ils en arrivaient à se maudire eux-mêmes, toute fierté évanouie après tant de souffrances endurées au nom d’une idéologie simpliste qui galvanisait les foules.
De souffrance en humiliation, de terreur en combats pour la vie, ce n’étaient plus des hommes mais des images transparentes de ce qu’ils avaient dus être. Le seul bien inaliénable qui leur subsistait tout au moins à ceux qui avaient eu la chance de le garder, c’était l’esprit. Combien de combattants et de combattantes spirituelles nous ont transmis cette tragédie, combien de lumières se sont révélées dans le plus atroces de ces enfermements. Ces témoignages sont les plus purs et les plus sensibles que nous puissions apprécier car ils ont côtoyés la mort tous les jours. Cette perception fine de l’esprit nous donne des analyses qui forcent à la réflexion, mais malheureusement ne forcent pas à la rédemption, car il y eu encore après beaucoup de génocides et il y en aura beaucoup encore.
Ils furent des millions, nos pères, nos mères, nos frères et nos sœurs, qui sont morts au nom d’une théorie abjecte construisant des différences là où il n’y avait pas lieu d’en faire. Il est impossible de ne pas se souvenir, « l’homme est un loup pour l’homme », disait Plaute, la transmission prend ici toute sa dimension avec l’inéluctable devoir de mémoire élevé à ceux qui ont souffert pour eux-mêmes et pour les autres.
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